Tribune de la formation sur les effets néfastes du dispositif mal nommé "Bienvenue en France"


« Bienvenue en France » ? Etudes méditerranéennes en danger

Tribune parue sur Lemonde.fr en janvier 2019

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En moins de 48 heures, l’annonce du gouvernement d’augmenter les frais d’inscription des étudiants étrangers a été affichée sur tout le réseau Campus France. Une diligence rare, souvent constatée lorsqu’il s’agit de sélectionner et d’exclure, socialement et géographiquement…

Différentes voix se sont exprimées à ce sujet, hélas difficilement audibles dans un contexte politique et médiatique fort brouillé ; il n’en reste pas moins que la question soulevée par la décision d’un barrage financier à la liberté d’étudier dans les universités françaises ne peut être éludée, il en va d’un choix de société à long terme.

L’université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, située dans le 93, accueille actuellement près de 30% d’étudiants étrangers, soit deux fois plus que la moyenne des universités françaises (14%). Cette attractivité de Paris 8 n’est pas sans rapport avec les choix assumés d’être une Université-Monde, même si d’autres logiques interviennent qui ont aussi à voir avec son « territoire » d’insertion dans l’un des départements français les plus fragiles et stigmatisés.

Cette attractivité est clairement menacée par la hausse des frais d’inscription compte tenu du profil de nos étudiants, avec à la clef un effacement probable du champ de recherche et de formation dédié à la Méditerranée.

Depuis vingt cinq ans, l’actuel master Méditerranée - Maghreb – Europe peut s’enorgueillir d’avoir défendu – contre vents et marées – un espace d’enseignement et de recherche axé sur la Méditerranée, occidentale au départ puis élargie à l’ensemble du bassin. Une Méditerranée appréhendée non pas dans l’opposition de deux rives mais bien comme un espace de circulations, de mobilités, d’échanges, de transformations, un espace pluriel, commun pour ne pas dire partagé. Contre tout enfermement dans des catégories et assignations civilisationnelles, le pari d’une approche transdisciplinaire a favorisé le désenclavement/décloisonnement de la pensée, indispensable à nos yeux pour l’intelligibilité de cet espace et la rencontre d’étudiants issus d’horizons géographiques, linguistiques, disciplinaires multiples.

Venus de France, d’Espagne, d’Italie, de Grèce, mais aussi de Turquie et de Mauritanie en passant par le Liban et Israël – et bien sûr des pays du Maghreb -, les étudiants de ce master ont été formés scientifiquement sur la base d’un métissage intellectuel, culturel et social ouvrant à une compréhension partagée de la richesse et de la complexité de l’espace méditerranéen.

La connaissance fine des nombreux enjeux que cristallise la Méditerranée dans ses géométries variables ne peut se concevoir sans la participation des étudiants des rives Sud et Est. Les deux tiers des inscrits dans ce master proviennent des pays du Maghreb et en moindre part de la Méditerranée orientale, un tiers de l’Europe méridionale dont la France.

Nous connaissons bien ces étudiants qui sont les nôtres, leur situation universitaire, certes, mais aussi leurs conditions de vie, leurs « galères », tant en amont de leur arrivée (la course d’obstacles et les exigences croissantes pour espérer obtenir un visa) qu’au quotidien de leur vie d’étudiant, sur les plans économique (travailler pour financer les études), social (des conditions d’hébergement difficiles), de la santé ou encore familial. Pour l’écrasante majorité, ils ne pourront passer le cap des frais d’inscription. Ce sont assurément des milliers de jeunes interdits d’études. Et c’est aussi, pour la France, se priver de la construction de savoirs croisés, indispensables sur cet espace et à partir de cet espace.

Au-delà de notre master mais aussi de Paris 8, le risque d’une désertification progressive du champ des études méditerranéennes et d’une méconnaissance pour la société française de cet espace, des tensions et contradictions mais aussi des richesses et des potentiels qui le traversent, avec tous les dangers que cela représente. Une menace régulièrement rappelée par nombre d’universitaires comme en témoignait déjà Misère de l’historiographie du Maghreb post-colonial (1962-2012) de l’historien Pierre Vermeren, paru en 2012.

Ce cynique « Bienvenue en France » - sic - combine alors tristement une vision à courte vue, très libérale en son essence pour l’un de ses versants et un message pour le moins inquiétant de fermeture à l’égard d’une partie de cette Méditerranée à laquelle nous appartenons. Visions qui se rapprochent dangereusement de celles des Orban ou Salvini par une volonté, si peu voilée, de tarir le flux d’étudiants en provenance de cette région, au même titre que tous les autres flux migratoires transitant par la Méditerranée.

Ce sera, nous l’espérons, tout à l’honneur de Paris 8 que d’affirmer une résistance à cet « air du temps » - qui s’installe dans la durée - en maintenant une politique d’ouverture aux étudiants de Méditerranée et d’Afrique, gage d’une connaissance désoccidentalisée et mieux partagée des « fluidités » méditerranéennes.

Des enseignants du Master Méditerranée-Maghreb-Europe, le 4 décembre 2018

 

 

Misère de l’historiographie du Maghreb post-colonial (1962-2012) de l’historien Pierre Vermeren, paru en 2012 aux Publications de la Sorbonne ; le Livre Blanc des études françaises sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans rédigé en 2014 par Catherine Mayeur-Jaouen, professeur d’Histoire à l’Inalco (Institut des langues et civilisations orientales) ou encore https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/09/18/comment-la-france-a-delaisse-les-etudes-sur-le-maghreb_4762870_3212.html